L’immense ville


 

 

À la nuit tombante, sur une place en dehors de New York, un point de vue d’où l’on peut, d’un seul coup d’œil, embrasser les foyers de huit millions d’hommes. L’immense ville, là-bas, est une longue congère scintillante, une nébuleuse spirale vue de côté.
Dans cette galaxie, on fait glisser des tasses de café sur les comptoirs, les vitrines demandent l’aumône aux passants, un grouillement de chaussures qui ne laissent aucune trace. Les échelles d’incendie grimpent aux façades, les portes des ascenseurs se rejoignent, un perpétuel flot de paroles derrière les portes verrouillées. Des corps affaissés somnolent dans les wagons du métro, ces catacombes qui filent droit devant.
Je sais aussi ― sans aucune statistique ― qu’à cet endroit précis, dans une de ces chambres là-bas, on joue du Schubert et que ces notes pour quelqu’un sont plus réelles que tout le reste.

 

Tomas Tranströmer, La Barrière de vérité, in Baltiques, Œuvres complètes 1954-2004, Gallimard, Collection Poésie, 2004.