Les frères Thonet , modernes toujours !

Comment expliquer la genèse des choses dites classiques autrement quant en les identifiant par leur invariabilité ? Est-ce certaines circonstances, catalysées par des facteurs déterminants qui ont déclenché ce subtil élan créateur qui nous émeut encore ? Est-ce cette imperceptible originalité qui nous procure ce si grand plaisir éprouvé à les contempler, à en user ? Ou bien encore, cette rencontre avec une idée qui a cheminé par delà les siècles et que le temps valorise ?

Les frères Thonet étaient faits de ce bois là, de celui que l’on courbe pour s’y asseoir simplement. Ils portaient un rêve, à force de courage ils l’ont transmué en réalité. Donnant ainsi sens à leur particularité. Ils ont fait ce que nous cherchons tous à faire, honorer notre enfance. Cette quête de l’origine des choses essentielles, immuables, comme la recherche des intemporels à la création, ils en ont fait leur entreprise et elle nous éclaire encore aujourd’hui !
Dès le début de la révolution industrielle en Angleterre, Ruskin, dénonçait les méfaits de l’automatisation du travail. Alors qu’en Allemagne c’était encore les bonnes œuvres des corporations qui parcouraient le pain quotidien et l’accomplissement de soi. Nantie de privilèges impériaux Michael Thonet s’affranchit de la limitation de l’artisanat traditionnel qu’imposaient les occultes corporations. Quittant sa ville natale de Boppard sur Rhin, la famille Thonet, descendante des Huguenots s’installa à Vienne. Appelés par la cour impériale, Michael et ses fils se firent connaître en exécutant des parquets et des meubles au palais Liechtenstein et Schwarzenberg. Puis munis de leur chaise n°4 en s’introduisant au café Daum sur le Kohlmarket de Vienne, ils y décrochèrent leur première commande. Leur production s’imposa rapidement comme l’archétype de la culture viennoise du café urbain. Ils devinrent les fournisseurs attitrés des Kafféehaus. L’industrie naissante du mobilier nécessitait de la main d’œuvre, le reflux de chômeurs de la révolution de 48 y trouva emploi et insertion sociale. On s’équipa de machines à vapeur pour honorer les commandes qui affluaient, on exporta même. Les fils de Michael Thonet héritèrent. La matière première la plus communément utilisée était encore le bois laminé, mais l’usine industrialisa la chaise n°14 en hêtre massif, courbé à chaud et verni sombre, l’avant garde de l’époque.

La firme sut dès sa naissance être attentive aux idées neuves mais également, promouvoir les courants novateurs. Ses réalisations furent exposées dans les rencontres internationales, les catalogues Thonet rédigés en plusieurs langues confirmèrent leur succès à l’exportation. Auguste Thonet dirigea l’entreprise avec un sens du commandement et une efficacité toute germanique ; on jetait, parait-il, du haut du toit de l’usine des chaises pour vérifier leur robustesse et l’on reprenait le modèle autant de fois qu’il était nécessaire. Puis en 1900 le concept du meuble Thonet retourna sur les planches à dessin. Les Architectes viennois du jeune mouvement Sécession découvrirent les possibles de ce noble et simple matériau. Ils introduisirent le bois courbé dans l’espace de l’Art Nouveau, Josef Hoffmann, Adolf Loos, Otto Wagner, en prescrivirent. A cette ère de volutes exubérantes, succède une stylistique plus assagie, plus sobre. La guerre eut raison des manières bourgeoises et l’on devint amateur de meubles épurés par la machine. Les révolutionnaires du Bauhaus firent du siège Thonet le concept idéal du fauteuil de l’Esprit Moderne. De cet engouement pour la liberté qu’offrait le bois courbé, est sans doute née l’idée du tube acier cintrable jusque au vertige abstrait. C’est ainsi qu’aujourd’hui l’industriel allemand Thonet réédite et commercialise tous ses modèles historiques mais également de très grandes signatures, Le Corbusier, Marcel Breuer, Mies van der Rohe.

En notre temps désenchanté les faiseurs de designs, drapés d’arrogantes vanités en prétendant réinventer sans cesse les formes les plus pures, sous le prétexte qu’elles sont les plus abstraites, parviennent à nous faire nous asseoir inconfortablement dans des trônes ridicules, authentiques canards à trois pattes, cornus comme des barbares. Dupes de leurs paradoxes, ils oublient que ce dont il s’agit, c’est de s’asseoir simplement. En cela ils ne peuvent ignorer les Thonet, ils dérangent encore. Leur entreprise siège toujours, héritière depuis cinq générations, d’un savoir-faire proche de l’idéal, elle cultive toujours ses forces inventives. Ce classicisme design dont Le Corbusier meublait ses esquisses et ponctuait ses lieux, mieux qu’une Torpédo surannée pour faire premier plan aux photographies de fin de chantier de Mallet Stevens, est encore en innovation dans l’atelier de dessin de la firme. Bien des salons et bureaux de ce début de millénaire auraient grâce à être feuilletés comme les pages du catalogue Thonet des années 90. Si ces formes si familières nous paraissent avoir déjà existé, comme les premières émotions salvatrices du Mouvement Moderne, ne les réprimons pas comme de mauvais songes. Ils consument sur le bûcher des vacuités, les gesticulations vaniteuses de nos décorateurs d’à présent, manufacturiers d’objets inutiles.

 G.AdC / Précédemment publié dans ARoots en  avril 2001

La chaise Thonet 209, dite Le Corbusier