ÉTHIQUE-ESTHÉTIQUE

AOûT
05
1979

Scorpion Narcisse

SCORPION NARCISSE ______________
– Une variation caravagesque –

Il renonça à boire son café froid. Il se rendit dans la salle de bains. En faisant couler l’eau chaude il ôta son T-shirt noir. La buée déposa de l’opaline sur le miroir. Dans le flou de la glace, éclairé par les ampoules de la rampe, il admira son torse encore bronzé par les rayons solaires de son récent séjour au festival de musique africaine de Lagos. Il s’y était rendu avec Yves, son ami, son producteur, pour prendre contact avec une maison de disques américaine. Le directeur artistique de WBC avait écouté leurs bandes et leur avait proposé, une fois les mixages au point, de racheter les droits et de diffuser le disque aux Etats-Unis. Ils feraient fortune.

L’eau maintenant était brûlante. Il ouvrit le robinet d’eau froide et mit sa main sous le mélangeur. Jugeant l’eau assez tiède pour ramollir sa barbe dure, il s’aspergea le visage et prit le blaireau sur la tablette en céramique blanche. D’un geste machinal, il dévissa le bouchon du tube de crème à raser, déposa une noisette dans les poils gris et blanc du blaireau et fit mousser ses joues. Il devait se raser de près. C’est un grand jour. Il se sentait bien. Il aimait son corps, la mousse sur son visage picotait. Maintenant il était complètement réveillé. Ses yeux pourtant étaient cernés, mais son front, décrispé, sa poitrine ample, son visage hâlé, la vapeur au-dessus du lavabo irriguait ses tempes. La terrible migraine s’était volatilisée. C’était un artiste heureux. Il décida de prendre une lame neuve. Un rasage parfait, tonique, devait inaugurer ce fabuleux matin d’auteur compositeur enfin reconnu. Il ouvrit le tiroir de l’armoire à pharmacie, il y avait une réserve de lames vierges. Sous la plaquette de plastique, il découvrit alangui parmi quelques particules de sable ocre, un scorpion bistre aux pinces noires. Cette rencontre ne l’étonna pas. Il se souvint avoir acheté des lames à Lagos et s’être baigné le même jour dans un fleuve en pleine brousse. Ils avaient loué une Land Rover et après plusieurs heures de pistes exténuantes, ils avaient fait une longue halte dans une clairière au bord d’un lac .Ils étaient tous les deux seuls, enfin. Leur amitié virile pouvait alors devenir tendresse possible. Vers midi dans l’eau glacée ils y avaient fait leur toilette. Tout lui revenait en mémoire. Yves lui avait dit avoir vu des scorpions ramper sous les pierres. Il n’avait rien remarqué, absorbé qu’il était par un vol de frégates au-dessus du lac. En s’allongeant sur le sable brûlant, à l’ombre de palétuviers géants, Yves éblouissant avait parlé de la musique africaine et de ses rythmes très élaborés. Il voulait écrire une chanson sur un rythme africain. Il y aurait un climat identique à celui de la clairière. Ils avaient même décidé d’enregistrer leur prochain album dans un studio de Lagos avec des percussionnistes nigérians. Les choristes Pascale et Emma les accompagneraient. Alexis serait l’ingénieur du son.

Il admira le scorpion , c’était son signe du zodiaque. Il lâcha, véloce, les lames. Le scorpion, réveillé par la chute de la plaquette de plastique, se dressa sur ses pattes et brandit sa queue noire, cherchant à administrer son poison. Il l’agaça avec le manche du rasoir, l’insecte s’agrippa aux stries du couteau en grésillant. Yves lui avait dit que c’était le seul animal capable de se donner la mort s’il se sentait menacé. Lui, plusieurs fois déjà, avait pensé se supprimer. Surtout après l’échec de son histoire avec JeanneDepuis il avait abandonné le théâtre. Il en avait assez d’être l’instrument des obsessions du metteur en scène. Etrange citoyen du monde exilé dans une province trop personnelle, il pouvait enfin, dépossédé de sa dépendance, se donner la mort. Il pensa qu’il le ferait peut être.

La mousse sur son visage commençait à sécher. Une mince pellicule blanche se forma sur le haut de ses joues, il ne parvint pas à se raser. Avec un ciseau à moustaches qui trônait dans un pot en grès sable il harponna le scorpion et le déposa dans la vasque du lavabo, juste sous le filet d’eau tiède qui coulait toujours. Il coupa l’eau froide pour augmenter le débit de chaud. Il verrouilla la bonde. Le scorpion surnagea un moment puis sous l’effet de la température se recroquevilla sur lui-même et s’épingla. Il contemplait le suicide forcé de son signe du zodiaque. Avec une mine réjouie et un sourire pervers, fardé de mousse blanche, il ouvrit la bonde. Le scorpion tourbillonnait dans l’eau qui grondait dans le siphon. Il se rasa à la perfection et s’aspergea de Pino Silvestre .

Sa journée commençait par une exécution. Il s’attribua des circonstances atténuantes… Il était en légitime défense… Il en était convaincu …


SUITE  (ironique)  par YVES TH.

Si Yves ne s’était pas rendu compte que son parfumeur de la rue Bédarrides était en rupture de stock de Pino Silvestre – qu’il voulait précisément offrir à son ami Guidu -, il n’aurait pas pensé à modifier le lien qui l’unissait à lui. Heureusement qu’il lui avait donné rendez-vous à deux pas de son loft de la rue Gaston-de-Saporta, dans le bar de l’angle de la place de l’Archevêché, le seul endroit d’Aix où ils pouvaient boire de la Mort subite que le patron faisait venir tout exprès de Bruxelles à leur intention par Federal Express. Cela lui avait laissé le temps de passer un savon à son parfumeur, qui faisait les cent pas dans le cloître. L’occasion était trop belle. Yves en a habilement profité pour lui conseiller de dire à son ami que le Pino Silvestre était désormais interdit de vente parce que pas assez clandestin. Surtout pour un baroudeur comme Guidu, un habitué des souks et des bazars, dont le carnet d’adresses était digne de celui de l’architecte d’intérieur et parfumeur Serge Lutens, qu’il avait justement croisé la semaine précédente alors qu’il quittait sa suite du Ritz pour reprendre son vol pour Marrakech. Pas de pétard, ce qu’il lui fallait, c’est du « Fumerie turque », qui s’accorderait bien avec le narguilé et le parfum de sa princesse des sables, l' »Ambre Sultan ». En fait, Yves le savait depuis longtemps, mais, pour des raisons mystérieuses, n’était jamais parvenu à mettre son ami au parfum. L’occasion était vraiment inespérée de lui faire passer le message.

Yves Thomas


Les deux

 

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About the Author
Guidu Antonietti di Cinarca Architecte DPLG honoraire, né en 1950 à Ajaccio, Président d'Archipel Architectes Associés :