Mon pauvre amour…

EN PLEINE GUERRE DE QUATORZE 

Le 23 janvier 1915

Mon amour,

Tu me manques. Combien de mois déjà sans te voir, sans te parler, sans te toucher… Pourquoi donc n’obtiens-tu pas de permission ? Je suis bien triste. J’essaie de faire bonne figure auprès des enfants, mais parfois je sens les larmes monter en moi, alors je me tourne vers le tableau, pour qu’ils ne se doutent de rien, et je trace des lettres.
Je n’ai pourtant pas à me plaindre. Tout le monde est gentil avec moi ici, et je me sens bien dans cette petite maison. Tristesse garde toujours avec moi cette distance respectueuse, mais ne manque jamais de se trouver sur mon chemin, pour me saluer au moins une fois par jour. Hier, je ne sais pas si c’est par la faute du froid, mais je crois qu’il a rougi. Il a une vieille servante, Barbe, qui est là avec son mari. Je m’entends bien avec elle. Parfois je partage leur repas.
J’ai pris l’habitude chaque dimanche de monter sur le faîte du coteau. Il y a là un grand pré et on découvre tout l’horizon. Tu es là-bas mon amour. On voit des fumées, d’horribles explosions. Je reste aussi longtemps que je le peux, jusqu’à ne plus sentir ni mes pieds ni mes mains tant le froid est vif, mais je veux un peu partager tes souffrances. Mon pauvre amour… Combien de temps cela durera-t-il encore ?
Je t’embrasse tendrement. J’attends tes lettres.
Ta Lyse qui t’aime.

Philippe Claudel, Les Âmes grises, Stock, 2003, page 256.