Giacometti, être le plus libre possible…

Giacometti ne cherchait pas à « s’exprimer » quand il travaillait. Il se confrontait au réel quotidiennement et essayait de le rendre exactement comme il le voyait. Il copiait le réel. Une tâche difficile. « Le plus difficile, disait-il, est de copier ce qu’on voit… Vous ne copiez jamais le verre sur la table, vous copiez le résidu d’une vision. » C’est en copiant le monde qu’il voyait le monde […]
Dans une personne, il ne retenait que le regard. Dans le regard, il cherchait à capter la détresse, même et surtout si elle était cachée. Quelle blessure traversait le regard de l’immigré arabe dans le métro ? Il faudrait parler des blessures et les classer par ordre : l’exil, forcé ou volontaire, en est une. La séparation d’avec la terre et les siens en est une autre. L’affrontement quasi quotidien avec un environnement hostile ou en tout cas pas très accueillant est source d’humiliation. Encore une blessure. La solitude, métaphysique et physique, est aussi une réalité difficile à supporter […]
Giacometti a peut-être sculpté des êtres nés de ces brutalités. Il est lui-même issu d’une telle scission. Quand il dit : « Je peins et je sculpte pour mordre dans la réalité, pour me défendre, me nourrir, croître pour mieux me défendre, pour mieux attaquer, saisir, pour avancer le plus possible sur tous les plans, dans toutes les directions, pour me défendre contre la faim, le froid, la mort, pour être le plus libre possible », il définit simplement la condition humaine quand elle est menacée par « la violence de l’histoire » ou par la décrépitude du temps. J’aime chez lui cette volonté de se défendre.
Tahar Ben Jelloun, Giacometti. La rue d’un seul, Éditions Gallimard

Une toile de Tahar Ben Jelloun