Venise, de ma fenêtre

A Venise, il suffit d’un rien pour que la lumière devienne regard. Cette imperceptible distance insulaire, ce décalage constant, il suffit qu’une lumière les enveloppe pour que cette lumière semble une pensée ; elle attise ou rature les sens épars sur les bouquets flottants de maisons ; ce matin, je lis Venise dans les yeux d’un autre, un regard vitreux s’est fixé sur le faux bosquet, il fane les roses en sucre candi, les lys en mie de pain trempée dans du lait, tout est sous globe, j’assiste à l’éveil d’un souvenir maussade. Au fond d’un regard ancien mon regard tente de repêcher des palais engloutis mais ne ramène que des généralités. Est-ce que je perçois ou est-ce que je me rappelle ? Je vois ce que je sais. Ou plutôt ce que sait déjà un autre. Une autre mémoire hante la mienne, les souvenirs d’un Autre surgissent en face de moi, envol figé de perruches mortes ; tout a un air las de déjà passé, de déjà vu ; le jardin de l’abbaye San Gregorio n’est qu’une verdure, les rosaces simplifiées sont des épures ; les façades, au fond d’un lac glaciaire, tristes et rigoureux lavis s’offrent avec une netteté parfaite, presque trop parfaite, cristalline, mais je ne peux fixer aucun détail. Petites maisons, petits palais, belles folies, caprices de banquiers, d’armateurs, Capriccio Loredano, Folie Barbaro, vous voilà presque digérés, jusqu’à moitié dissous dans les généralités. L’Idée gothique s’applique à l’Idée mauresque, l’Idée de marbre se joint à l’Idée de rose ; les stores grenat et les volets de bois pourrissants, ça n’est plus que des coups de pinceaux d’un aquarelliste, un peu de vert, une tache de topaze brûlée. Que restera-t-il dans cette mémoire qui peu à peu oublie ? Une longue muraille rose et blanche et puis plus rien. Les palais, en train d’être oubliés, sont hors de mon attente, non plus de l’autre côté de l’eau, mais dans un passé tout proche, hier peut-être, ou tout à l’heure, ils s’éloignent sans bouger, déjà ils ont perdu cette brutalité naïve de la présence, cette sotte et péremptoire suffisance de la chose qui est là et qu’on ne peut pas nier ; tout ce qu’on peut aimer quand on aime, les hasards, les cicatrices, les balafres, les douceurs vénéneuses de mousse, d’eau, de vieillesse, tout est resserré, raturé par cette lumière superficielle et pressée, il n’y a plus d’espace en eux, mais quelque étendue sans parties, ce sont des savoirs, la matière est usée jusqu’à la transparence, et la grossièreté joyeuse de l’être s’atténue jusqu’à l’absence. Ils ne sont pas là. Pas tout à fait là. Je vois les plans et les esquisses de leurs architectes. Le regard terne et faux de la mort a glacé ces mignonnes sirènes, les a figées dans une torsion suprême ; où que j’aille aujourd’hui, je suis sûr d’arriver cinq minutes trop tard sur les lieux et de n’y rencontrer que la mémoire impersonnelle du désastre, le ciel et l’eau encore rejoints qui se souviennent pour un instant encore d’une ville engloutie, avant de se défaire et de s’éparpiller en pure gerbe d’espace. Comme je vais me sentir superflu, moi, seul présent au milieu de l’universelle désuétude avec un gros risque d’éclater comme ces poissons des abîmes qu’on tire à la surface, car nous sommes habitués à vivre sous une pression infinie et ces raréfactions ne nous valent rien. Il y a des jours comme ça, ici : Venise se contente de se souvenir d’elle-même et le touriste erre, désemparé, au milieu de ce cabinet fantastique dont l’eau est le principal mirage.

Extrait de Venise, de ma fenêtre, de  Jean-Paul Sartre

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