Patchwork portuaire

LE PORT EN 800

… La chaleur s’écrasait doucement sur la mer quand la cohue des émigrés, arrivés de la France entière, annexait les trottoirs de la Joliette, dernière coulisse où ils finissaient de s’apprêter au retour. Leur geste et leur langue, familière et complice, animaient le quartier à cette heure désertée par les employés de bureau. Nous rencontrions souvent dans cette foule fébrile quelques vagues parents ou amis avec lesquels notre mère échangeait les nouvelles du canton – les Morts. Les années s’additionnaient et se répétaient identiques, le futur semblait ne pouvoir être qu’apocalyptique. Heureusement, le présent nous sollicitait…

… Après avoir ramassé nos bagages, jamais moins de six, nous suivions le flot dense des passagers qui se dirigeait vers les zones d’embarquement. Nous montions d’abord les escaliers de la tour d’angle du bâtiment de la Transat. Quand l’ère des simulacres enfantins prit fin et que nous abandonnâmes nos valises miniatures, cette ascension devint une redoutable épreuve. Le coin des bagages trop grand butait sur le rebord des marches et venait cogner nos chevilles…

…Dans l’entrebâillement des grandes portes coulissantes, nous apercevions le flanc métallique du bateau. Nous traversions précautionneusement l’étroite passerelle de bois suspendue dans le vide et pénétrions à l’intérieur du paquebot. Parcourant ses veinules d’acier, nous arrivions épuisés dans notre cabine avec ses quatre couchettes jumelles et superposées. A leur tête, un grand récipient rond de fer blanc rappelait l’inconstance de la mer. Le hublot, indispensable élément d’un tel décor, s’ouvrait tantôt sur les flots, tantôt sur les coursives étouffantes. A peine remis de nos efforts, nous nous évadions pour explorer le labyrinthe de couloirs fléchés qui débouchait sur des bars, des salons luxueux ou des salles de restaurant apprêtées. Cette onirique promenade se terminait sur le pont où installés aux premières loges près du bastingage, nous assistions au départ. Le bateau libéré de ses cordages quittait le quai encore animé, puis sortait de la rade. Les lumières de Marseille se déployaient timidement à mesure de notre éloignement. Nous réalisions alors qu’elle était une grande métropole dont la coupole rougeoyante de lumière allait bientôt sombrer dans la nuit. Quelques lueurs dispersées sur la côte indiquaient que nous la suivions encore avant que le bateau ne se perde en pleine mer. Nous redescendions dormir dans notre cabine confinée. Le rêve se rapprochait et un réveil plein d’émotions nous attendait.

Jean Dominique Leccia   /  Le voyage – Tracés d’enfance ( extraits )

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