Manèges 

Stands lumineux de la fête foraine       vibrations circulaires des manèges      virevoltant obliques    autour d’un pilier ancré       immobile      dans la rumeur chaude du sol     Du haut de l’immeuble inondé de soleil de silence       sur un vaste balcon du dixième étage      tu te penches       à peine       pour dominer du regard ces mouvantes baignoires      qui tournent rigides      tenues maintenues par leurs tiges d’acier       remontent     puis plongent     au gré du rythme     de la mécanique endiablée     Déjà un vertige léger te prend      et tu recules vacillante vers ton centre     Une femme surgie de nulle part     tend vers toi     féline sauvage     ses bras dépliés langoureux     se saisit de tes mains qu’elle arrime      aux siennes     doigts enlacés     Elle prend son élan       tournoyante toupie      accélère sa valse fluide      pas qui glissent résonnent      sur les tommettes rouges     le balcon s’élargit de vos ondulements     Le vertige t’enserre tout entière     titubante      tu veux      hurler ton angoisse      tu halètes     sous la force centrifuge qui te happe      tu es au bord de lâcher prise      La chute terrible       te prend te saisit à la gorge      tu la supplies      impassible      sourde à tes appels      elle sourit avec détachement      ironie presque       tu tentes une ultime tension      pour recouvrer tes forces      ton sang-froid       comment peux-tu avoir peur      elle règle le rythme de vos pas      elle est là rayonnante glaciale      devant toi      tu t’éloignes du bord       le balcon a cessé de s’élargir     au gré du creusement de vos sillons     la rampe protectrice se défait      se dissout dans l’étoupe du ciel    elle continue de virevolter      sur cette ligne    sur ce fil de plus en plus ténu   à la limite du plein et du vide    bras tendus vous valsez    elle légère et souple     liane    toi lourde gravide    d’une épaisseur de magma magnétique et glacé    elle dominatrice séduisante     toi anéantie dans ta nausée    la chute te guette    qui va te happer dans son mouvement    elle est encore là qui te retient     mains gantées de lionne dans cet équilibre précaire qu’elle maîtrise à merveille     soudain elle ralentit le rythme de ses cercles   les ondes diminuent    elle fige sa danse    ramène sur son front une mèche frivole   tandis qu’épuisée     tu t’effondres sur les tommettes rayées    par les entrelacs de vos figures    tu t’efforces de ramper loin du bord    tu fixes de tes yeux embués de larmes le mur salvateur qui    t’attire loin du vide    tu as au ventre un goût de mort     et de sang    un goût de voltige haute   elle s’éloigne de toi   t’abandonne à ton pauvre destin de proie    poupée broyée par la peur    qui te nargue   elle te toise de son sourire     rejoint dans un halo de musique criarde    manèges et tourniquets    un sursaut de vitalité grinçante    t’empoigne     te projette    te rue sur son corps     diablesse    toi    aussi     panthère à ton tour    tu extirpes tes griffes    lacères sa peau vénéneuse   la ploie et la plie    cambrure de ses reins sous les tiens    chevelures emmêlées    sueurs de sel de salive de sang   tu roules avec elle     dans le vide    corolles déployées     tubéreuses enlacées     désagrègement de vos corps en poussière d’étoiles

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli