Cette humidité noire qui te gagne

Cette humidité noire qui te gagne

LE PUITS NOIR

Elle est partie de rien, ses souvenirs d’enfant, abandonnés là-bas. Sous le platane. Elle a grandi. Sans même s’en apercevoir. Le temps de la vraie vie lui semblait si lointain. Combien de temps encore à passer dans l’enfance ? Combien encore avant d’aimer ? Les années étiraient leur paresse éternelle. La promesse d’être grande un jour se perdait dans le temps. Elle voulait repousser limites et frontières, aborder déjà aux rivages rêvés. À son insu, la vie s’est retournée, d’un jour à l’autre. Elle ne l’a plus reconnue. Les jours s’en sont allés, la laissant sur l’autre rive, vide de rêves.

Descends, descends encore dans le puits sans fond et creuse, creuse le long des parois qui te surveillent. Impose à ton pied le juste point d’appui, effleure de la main les interstices de ta mémoire, dessine les formes qui te créent, appelle, appelle, écoute l’écho qui te répond, qui monte à ta rencontre du fond de ce puits noir où vibre un miroir d’eau. Eaux saumâtres où tu jettes un caillou pour vérifier la profondeur de la chute et faire surgir en abondance une gerbe d’images. Revoilà l’enfant qui tombe et roule, rebondit aspiré d’une paroi à l’autre, corps haletant, renversé à l’aveugle dans un tourbillon sans fin. Et voilà que grimace la face obscène du fou dont le rire t’effraie. Voilà que tu recrées l’écho que tu as envoyé vers la nuit.

Descends, descends encore, poupée de son, jambes pliées à l’aplomb de la pierre, avale, assourdissants, les sons qui t’enserrent. Laisse-toi aspirer. Ne crains rien. Et cette humidité noire qui te gagne en même temps que le cercle du ciel s’étrécit au-dessus de toi, œil, œil de lumière qui t’observe et te nargue, pauvre fétu blessé qui descend, descend encore, corps désarticulé qui griffe les mousses froides de ses doigts désespérés. Est-ce toi que tu aperçois dans le ciel miroir sombre de l’eau, rond de froideur qui t’attend dans la limite de son cercle ? Cercle de l’eau d’en haut, cercle de l’eau d’en bas confondus soudain dans la même absence de lumière.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli